Via L'Hebdo, Christophe Schenk
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Invité à Genève dans le cadre de Lift Conference, l’artiste américain Hasan Elahi a fait de sa vie une œuvre d’art afin d’échapper au FBI. Portrait d’un précurseur de l’ère des réseaux sociaux.
Bien avant Facebook ou Twitter, Hasan Elahi a pris l’habitude de partager sur le Net ses allées et venues, ses faits et gestes.
Artiste et professeur à l’Université du Maryland, l’Américain de 38 ans se met en scène à travers un work in progress original, intitulé Tracking Transience: The Orwell Project.
Sur son site internet, des milliers de photographies apparaissent, sous la forme de mosaïques thématiques, instants quotidiens accumulés depuis plus de sept ans. Panneaux autoroutiers, assiettes remplies de nourritures variées, urinoirs et toilettes publics, rien n’est oublié pour façonner un carnet intime au format numérique, plus provocateur qu’égocentrique, moins geek que citoyen.
Démarche artistique et acte politique, le travail de Hasan Elahi trouve en effet son origine en juin 2002, à l’aéroport de Detroit. De retour d’un séjour au Sénégal, où il exposait ses œuvres, l’artiste – Américain, mais originaire du Bangladesh – est arrêté à la douane et interrogé par des agents du FBI. On le soupçonne de cacher des armes dans un entrepôt et de collaborer avec des réseaux terroristes.
Parmi les questions qui lui sont posées, l’une va déterminer son action future: où était-il le 12 septembre 2001, au lendemain des attentats contre les Twin Towers? «J’ai pu répondre grâce à mon Palm, raconte Hasan Elahi, dont l’agenda avait conservé mon emploi du temps.» Si elles lui ont sauvé la mise une fois, les nouvelles technologies pourraient bien lui servir à nouveau.
Offre et demande. Interrogé fréquemment durant six mois, puis blanchi après s’être soumis au détecteur de mensonge durant trois heures, Hasan Elahi n’est pas rassuré pour autant.
«Je parcours plus de 100 000 kilomètres par année et prends souvent l’avion, explique-t-il. Je leur ai donc demandé de me fournir un document officiel, qui me laverait de tout soupçon. Ils ont refusé, mais m’ont répondu que je pouvais leur téléphoner la veille de mon voyage et qu’ils feraient le nécessaire pour que je n’aie pas de problèmes.»
Prenant les agents du FBI au mot, il décide de les appeler avant chacun de ses déplacements à l’étranger. Avant de choisir d’aller plus loin encore et de mettre sa vie en ligne au jour le jour, via un site internet dédié.
Grâce au GPS intégré dans son téléphone portable, Hasan Elahi est localisable en temps réel, tandis que des photos ajoutées chaque heure documentent ses actions, de ses repas à ses activités professionnelles, en passant par ses rencontres.
«Quand j’ai constaté que le FBI avait un dossier sur moi, j’ai choisi d’appliquer un principe économique simple, explique-t-il, à savoir la loi de l’offre et de la demande. En inondant le marché d’informations à mon sujet, celles relevées par le FBI perdraient irrémédiablement de leur valeur.»
Une démarche à laquelle s’ajoute un second principe, toujours plus en vogue à l’heure du règne de Google et de l’impossible anonymat: c’est quand on en dit le plus qu’on en révèle le moins.
«Sur mon site, on trouve des tas de petites informations sur moi, mais aucune qui ait vraiment de l’importance ou de la valeur. Jusqu’à il y a peu, certaines des organisations qui m’invitaient pour des conférences ne parvenaient même pas à trouver mon âge.»
Contrôler son identité. Si certains de ses proches ont accueilli ce projet avec un brin de nervosité – Hasan Elahi prend également des photos lorsqu’il est invité chez des amis, tout en prenant soin de ne pas dévoiler d’éléments qui permettraient de les reconnaître – ils ont rapidement cessé d’y prêter attention.
«Depuis le début de mes travaux, la culture a beaucoup changé, observe l’artiste. Par exemple, mes parents sont aujourd’hui mes visiteurs les plus réguliers, tout heureux de pouvoir savoir où je suis en continu. D’une certaine manière, ce type de documentation est peut-être le rêve de nombreux parents aujourd’hui.»
Une démarche qui ne diffère finalement guère des habitudes apparues ces dernières années avec l’avènement des blogs puis des réseaux sociaux.
Des sites qui permettent de suivre à la trace ceux qui s’y inscrivent et semblent sonner le glas des secrets, à la manière de Wikileaks. A moins que ce ne soit le contraire.
«Il ne faut pas oublier qu’avec ces sites, nous sommes désormais à la fois producteurs et consommateurs d’informations, note Hasan Elahi. On peut donc prendre le contrôle du système dans le même temps que l’on s’y intègre.»
Ainsi, il ne s’agit plus d’être la simple victime des systèmes de surveillance, mais de rediriger ceux-ci, par les moyens qui nous sont donnés. «Aujourd’hui, il suffit d’avoir un téléphone portable pour pouvoir prendre des photos ou filmer des séquences. Big Brother a été supplanté par des millions de Little Brothers. Et je ne suis pas sûr qu’il apprécie vraiment.»
Un peu plus de huit ans après sa première confrontation avec le FBI, Hasan Elahi poursuit toujours son œuvre via son site web. Sans même s’en rendre compte.
«C’est devenu une habitude, au même titre que consulter mes mails, les messages sur mon répondeur ou les réactions sur ma page Facebook, observe-t-il. Surtout, j’ai pu mettre en place des mécanismes automatiques au point que je ne me rends même plus compte que j’alimente mon site.»
Relayé dans les circuits artistiques, médiatiques ou technologiques, Tracking Transience a fait la renommée de Hasan Elahi, le posant en analyste confirmé des mutations que connaissent nos identités sur le Net. Le FBI pensait tenir un dangereux terroriste, il a donné naissance à un activiste de l’ère numérique.