La décision va-t-elle forcer Google à infléchir ses pratiques ? Dans un jugement très attendu, rendu vendredi 18 décembre, le tribunal de grande instance de Paris a interdit au groupe américain de poursuivre la numérisation et la diffusion d'ouvrages sans autorisation des auteurs et éditeurs. Si Google ne s'exécute pas dans le mois, il devra payer 10 000 euros par jour de retard.
Estimant que Google avait commis des "actes de contrefaçon de droits d'auteur", le tribunal l'a aussi condamné à verser 300 000 euros, au titre des dommages et intérêts, à La Martinière, troisième groupe d'édition français (propriétaire, notamment, des éditions du Seuil), à l'origine de la plainte. Le Syndicat national de l'édition (SNE) et la Société des gens de lettres de France (SGDL), alliés à l'éditeur français, recevront chacun un euro symbolique.
Dans un courriel, Benjamin du Chaffaut, le responsable juridique de Google France, a dit "regretter la décision du tribunal", ajoutant que le groupe "envisage de faire appel". En revanche, les professionnels français du livre se sont félicités du jugement, qui leur donne très largement raison.
"C'est une grande victoire pour le droit à la création et la protection des auteurs et des éditeurs", a estimé Hervé de La Martinière, PDG du groupe d'édition du même nom. "Je suis très fier de ce jugement. Cela montre qu'il y a une justice qui respecte nos droits", s'est réjoui Serge Eyrolles, le président du SNE. "Le jugement pourrait faire jurisprudence. D'autres sont prêts à attaquer Google, les Allemands en tête", croit savoir l'éditeur. Un sentiment partagé chez Hachette Livre : "C'est une décision claire, qui rappelle qu'il est interdit, en Europe, de s'approprier les contenus numériques non libres de droits", indique-t-on à la direction du premier groupe français d'édition.
"Prêts à discuter"
Le contentieux entre Google et les professionnels du livre, français et américains, remonte à 2004, quand la société californienne s'est lancée dans un vaste programme de numérisation de livres, inaugurant sur Internet un service gratuit - Google Books - permettant d'y accéder. Auteurs et éditeurs se sont alors aperçus que certains de leurs ouvrages étaient accessibles en ligne, en intégralité ou par extraits. C'est le cas d'Alain Absire, le président de la SGDL. "Mon premier roman, explique-t-il, a été numérisé sans autorisation par Google, qui a mis en ligne 130 pages sur 160, qui plus est en se fondant sur des épreuves non corrigées."
Google s'est défendu, affirmant ne diffuser, en l'absence d'autorisation des ayants droit, que de "courtes citations" des livres. Or "le droit français autorise ces courtes citations, mais uniquement si elles sont insérées dans des oeuvres ou dans des travaux à visée pédagogique (thèse universitaire, article...). Ce qui n'est pas le cas du service Google Books", précise Yann Colin, l'avocat du groupe La Martinière.
Malgré cette victoire, auteurs et éditeurs ne veulent pas couper les ponts avec l'américain. "Il faut que Google arrête de numériser derrière notre dos et comprenne que nous sommes prêts à discuter", explique M. Eyrolles. "On peut très bien numériser correctement", ajoute M. Absire.
Il cite le projet Gallica, piloté par la Bibliothèque nationale de France : "Gallica s'assure que l'auteur accepte que ses livres soient numérisés. A partir de quoi il s'engage à respecter un certain nombre de normes qualitatives."
De son côté, Google a sans doute intérêt à mieux entendre les arguments des éditeurs. L'énorme succès du groupe (21,7 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2008, soit 15,1 milliards d'euros) est lié à la pertinence de son moteur de recherche : plus ce dernier est utilisé, plus Google vend de publicités associées aux requêtes des internautes. Or l'intérêt du moteur dépend pour partie de la richesse des contenus qu'il indexe. Ce en quoi le livre est incontournable. Aux Etats-Unis, Google est d'ailleurs en passe d'accepter un accord de partage de revenus avec les éditeurs et les auteurs.
Les éditeurs ont aujourd'hui conscience que le livre n'échappera pas à la révolution numérique. Et que Google en est un acteur incontournable, compte tenu de la position hégémonique de son moteur de recherche. Mais ils veulent éviter le "syndrome Apple" : les maisons de disques, en laissant le fabricant informatique lancer seul sa plate-forme de vente de musique en ligne, ont perdu en partie la main sur la distribution de leur contenu.
Cécile Ducourtieux et Thomas Wieder
Le Monde